Fait bien connu : une personne ivre peut parcourir à vélo une distance bien supérieure à celle où elle est incapable de marcher. Ce n’est évidemment pas la raison de l’engouement mondial pour le cyclisme.
Il en va de même pour les coureurs cyclistes héroïques qui doivent souvent être rattrapés et portés après leur course. La stabilité d'un vélo est manifestement plus complexe qu'il n'y paraît. C'est le cas de la vieille histoire d'un yogi indien qui, pour apprendre à faire du vélo, s'entraînait à garder l'équilibre immobile sur sa machine. Ce n'est qu'alors, pensait-il, qu'il serait possible de rouler. Telle est l'illusion de la stabilité à vélo.
Le spectacle public
Lorsque le vélo fit son apparition dans les années 1870, des foules immenses se rassemblèrent pour admirer le spectacle. En Angleterre, jusqu'à 10 000 personnes se déplaçaient pour voir quelqu'un faire du vélo. L'exploit semblait défier la gravité. Rien dans notre expérience collective n'avait préparé l'humanité à un tel spectacle de stabilité sur deux roues. Personne ne se doutait alors de la simplicité de la chose.
Il s'avère que la roue avant joue un rôle particulier. Une roue en rotation agit comme un gyroscope, fournissant un retour d'information au cycliste. Tenez une roue par ses extrémités d'axe et faites-la tourner entre vos mains. Toute tentative d'incliner la roue à gauche ou à droite, au début d'une chute, génère une force importante qui la fait tourner dans cette direction.
Cette force gyroscopique est optimale avec une simple roue. Tournant d'elle-même à vive allure, une roue ne peut pas basculer. Tout ce qui provoque une inclinaison induit un virage. Ce virage décrit un arc de cercle précisément suffisant pour générer la force centrifuge nécessaire à la stabilisation. La roue décrit alors un grand arc. En ralentissant, la force centrifuge devient insuffisante et la roue s'incline davantage, ce qui provoque un virage plus serré (un arc de cercle plus petit) pour maintenir son inclinaison. Livrée à elle-même, la roue décrit des cercles de plus en plus petits jusqu'à ce que sa vitesse soit trop faible pour générer la force nécessaire à son maintien. Finalement, elle tombe et s'immobilise.
Avec un vélo et son cycliste, ces forces sont trop faibles pour maintenir l'ensemble en équilibre, mais le retour d'information au guidon est important. En roulant mains libres, le gyroscope de la roue avant assure quasiment l'équilibre. Même en gardant les mains sur le vélo, l'équilibre est plus facile grâce à ce retour d'information. C'est en grande partie ce qui explique pourquoi apprendre à faire du vélo est si facile pour les enfants. Un vélo doit être amusant et performant, mais aussi extrêmement facile à maîtriser pour être utilisé par des centaines de millions de personnes.
Le diamètre et la masse de la roue sont des éléments essentiels. Plus la roue est grande et lourde, plus les forces en jeu sont importantes. Les vélos à petites roues sont beaucoup moins stables car les forces gyroscopiques sont bien moindres. Il n'est donc pas étonnant que nous ayons historiquement privilégié les grandes roues malgré leur impact sur le poids, la portabilité, le coût et l'aérodynamisme.
Le comment mathématique
Depuis 150 ans, les ingénieurs s'interrogent sur les principes physiques qui régissent la stabilité des vélos. Presque tous les pays développés ont publié de longs articles sur la dynamique complexe de la direction. Les plus grands mathématiciens sont confrontés au nombre de variables simultanées. Einstein appréciait le cyclisme et l'énigme de la stabilité, un mystère qu'il était difficile d'atteindre.
La plupart des tentatives pour percer le mystère de l'équilibre à vélo se concentrent sur les entrées gyroscopiques que nous venons de décrire. L'un des résultats ingénieux de ces recherches est un robot capable de faire du vélo de manière stable. Un véritable exploit.
Cependant, depuis peu, une autre explication nous aide à comprendre cette complexité.
La perspective anthropologique
Avez-vous remarqué à quel point la posture à vélo est proche de la position debout normale ? Le cyclotourisme, l’entraînement et les trajets domicile-travail adoptent une position très similaire à la marche. La hauteur de la tête, l’angle de la colonne vertébrale, le rapport entre les hanches et les jambes, le centre de gravité, tout est comparable à la marche. En tant que mammifère nomade, le déplacement est une activité parfaitement adaptée. L’être humain est bipède, ce qui est très similaire à la mobilité sur une seule voie (le vélo).
La bipédie est une activité instable. Le contact avec le sol est très réduit. La plupart des peuples autochtones marchent en ligne droite, un pied devant l'autre. Nous surmontons de sérieux problèmes d'équilibre simplement en marchant. C'est la même chose pour le vélo. On n'apprend pas à faire du vélo, on adapte simplement nos compétences bipèdes bien développées au pédalage.
D'autres animaux à longues pattes partagent cette même géométrie. Les chiens et les chevaux (contrairement aux tortues et aux rongeurs) se déplacent eux aussi essentiellement sur une seule voie. La prise de virage repose sur une inclinaison précise pour éviter de basculer. Nul ne peut courir dans un virage sans s'incliner. Il en va de même pour le vélo. Nous avons évolué pour calculer avec précision l'angle d'inclinaison optimal en fonction de la vitesse et du rayon de virage. Ces aptitudes sont indispensables à la pratique du vélo.
Des recherches récentes montrent que, si les forces gyroscopiques de la roue avant sont utiles, elles ne sont pas indispensables à la stabilité. La physique liée à notre posture bipède entre en jeu. Se pencher d'un côté ou de l'autre nécessite un mouvement rapide pour bien positionner ses pieds au sol. C'est là le principal mécanisme de stabilité en cyclisme.
J'aurais tendance à attribuer tout le mérite de l'équilibre dynamique du vélo aux roues avant. Or, nous apprécions la contribution de la force gyroscopique des roues, mais nous comprenons surtout à quel point le vélo est intimement lié à la physiologie humaine. Il n'est donc pas étonnant que le vélo nous donne l'impression d'être le prolongement de notre corps : il est conçu de la même manière.
Au final, un cycliste ivre a tout intérêt à se reposer sur un canapé plutôt que de repousser les limites de la stabilité de son vélo !
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